Jeudi 29 mai 2025 à Arnoncourt-sur-Apance, une trentaine de personnes – habitants du village et de la vallée, pêcheurs, techniciens, membres de l’association SOS Pays de l’Apance – ont longé les berges du ruisseau du Renoy dans le cadre d’une promenade pédagogique organisée par le Syndicat Mixte des Six Rivières (SM6R), à l’initiative de l’association Symphorien. Objectif : exposer les enjeux, parfois complexes, d’un projet de renaturation appelé à transformer ce cours d’eau de première catégorie (affluent de l’Apance) et la zone humide attenante, dont les fonctions écologiques ont été largement compromises.
Sur place, trois intervenants ont brillamment dressé le tableau : Yann Gausson, technicien rivière du SM6R, Jérémy Pourreau, nouveau directeur du syndicat, et Michael Geber, du bureau d’études Chrysalide. Ensemble, ils ont rappelé les grandes lignes du projet : redonner vie à un cours d’eau profondément altéré, protéger des habitats d’espèces d’intérêt communautaire, corriger autant que possible les atteintes passées, et retrouver une cohérence écologique compatible avec les usages agricoles. Une nécessité, au regard de l’état dégradé du site et de son potentiel de restauration.
Car ce que l’on nomme aujourd’hui « ruisseau du Renoy » a bien peu à voir avec son tracé historique, expliquent-ils. Détourné, rectifié, canalisé, parfois remblayé, et même transformé par endroits en décharge, il s’est éloigné de ses logiques naturelles, au point de ne plus correspondre aux cartes anciennes. Des transformations opérées au fil des siècles et jusqu’à une date récente, parfois de manière illégale. Le paysage a ainsi été modifié, et son histoire s’est souvent perdue.
Néanmoins, l’ambition du projet, dont le coût est estimé à 370 000 € hors taxes, n’est pas de reconstituer un passé idéalisé, mais de redonner au site une fonctionnalité écologique robuste, capable d’absorber les crues, de filtrer les eaux, d’héberger les espèces, tout en respectant les usages locaux. Ce travail de reconquête, paysagère autant que scientifique, bénéficie aujourd’hui d’un accueil très favorable des citoyens. Les propriétaires riverains, y compris ceux impliqués dans les atteintes passées, y adhèrent pleinement. Un signe que la restauration collective, quand elle repose sur la connaissance, l’écoute et la clarté des objectifs, peut faire renaître bien plus qu’un ruisseau.
Une mémoire effacée : histoire parcellaire et dégradations du XIXe siècle à nos jours
Ce que la promenade du 29 mai a révélé, en filigrane des explications techniques, c’est l’ampleur d’une amnésie collective. À l’endroit où s’étale aujourd’hui un cours d’eau rectiligne et quasiment dépourvu de végétation rivulaire, les archives racontent une tout autre histoire. Ou plutôt, elles suggèrent une mémoire hydrologique bien plus complexe, dont les traces affleurent encore sur le terrain.
Le SM6R s’est notamment appuyé sur les cadastres napoléoniens pour retracer autant que possible l’évolution du cours d’eau. Ces cartes anciennes révèlent un tracé plus libre, ponctué de méandres. Certains de ces anciens bras, encore visibles dans le sous-bois des peupliers, témoignent d’un autre état du Renoy. Pour autant, la connaissance du site reste parcellaire. « On n’a aucune idée du tracé du cours d’eau en 1700 » mentionne M. Gausson.


« Les dernières rectifications datent très probablement des opérations de remembrement agricole » précise le syndicat, qui ajoute, lucide : « On n’avait pas assez de recul pour savoir que ça flinguerait le ruisseau. »
Ce manque de recul s’explique aisément : à l’époque, peu d’attention était portée aux dynamiques alluviales, à la recharge sédimentaire ou au rôle des zones tampons dans la régulation des crues. Le lit du Renoy a été contraint, rectifié, déplacé selon des impératifs de drainage court-termistes, sans que la logique écologique ou hydrologique du site soit prise en compte.

Mais à quoi ressemblait la zone humide elle-même ? Là encore, le flou domine. « La matrice du territoire a profondément changé » rappelle Michael Geber, du bureau d’études Chrysalide. « Ce qu’on appelle aujourd’hui un ruisseau était sans doute un marais, au sens large. Des canaux ont été creusés pour drainer. Ce changement est le fruit d’une très longue histoire. » Et de poser la question qui résume l’incertitude : « Était-ce un lit ou une grande flaque ? On ne peut rien attester. »
Loin de paralyser l’action, ce manque de visibilité historico-topographique conforte l’approche retenue : ne pas chercher à revenir systématiquement à un état supposé originel, ni idéaliser un passé qu’on ne connaît pas, mais rétablir une fonctionnalité écologique lisible, compatible avec les usages. Travailler à partir de ce qui reste, de ce qui résiste, et de ce que l’on peut raisonnablement reconstruire. Voilà, en somme, l’esprit du projet.
Le ruisseau contre la route : quand l’eau grignote l’infrastructure
Avant d’être une affaire de biodiversité ou de paysage, cela fut d’abord un enjeu de sécurité publique, explique le SM6R. Au début des années 2010, le ruisseau du Renoy, jusqu’alors ignoré ou contenu, s’est rappelé au bon souvenir des autorités. Sa dynamique naturelle, bridée mais jamais tout à fait éteinte, commence à reprendre ses droits. En s’attaquant lentement à la rive gauche d’une route départementale, l’eau déstabilise l’assise même de l’infrastructure.
Le Conseil départemental de la Haute-Marne intervient alors en urgence. Il opte pour des techniques dites de « génie végétal ». Ces solutions, souvent pertinentes dans des contextes peu contraints, n’offrent ici qu’un bref répit face à ce ruisseau qui semble se venger de sa mise au pas. Car le problème est profond : un lit excessivement creusé, un tracé rectiligne, une accélération des écoulements due à la concentration forcée des eaux.
C’est dans ce contexte que le SM6R, syndicat intercommunal fondé en 2022 et compétent au titre de la GEMAPI, reprend le flambeau. Son approche rompt avec plusieurs décennies d’ingénierie défensive, fondée sur le contrôle rigide des milieux aquatiques — seuils, rectifications, enrochements — dont le paradoxe, désormais bien connu, est d’avoir souvent accru la vulnérabilité qu’elle prétendait contenir : plus l’on intervenait, plus les désordres, certes différés, s’aggravaient. À rebours de cette logique, le fait de redonner au cours d’eau ses marges de manœuvre — méandres, débordements, zones d’expansion naturelles — permet d’atténuer les aléas. Il ne s’agit plus de contenir le ruisseau à tout prix mais de restaurer sa capacité à fonctionner sainement sans nuire. Pour ce faire, le syndicat s’est adjoint des compétences de l’entreprise Biotec, spécialisée en maîtrise d’œuvre écologique.
Cette approche permet aussi de prévenir le risque de disparition progressive du Renoy, avalé par son propre creusement. À force d’incision, le ruisseau menace de s’enfoncer jusqu’à disparaître en surface et de réapparaître ailleurs de manière imprévisible. « (Sans intervention), il pourrait finir en écoulement souterrain, avec une éventuelle résurgence » alerte le SM6R. Lui rendre une pente naturelle, ici, c’est aussi éviter ce type de dérive géomorphologique, qui serait potentiellement préjudiciable aux propriétaires riverains et aux activités agricoles voisines.
Restaurer sans contraindre : aperçu des travaux et des principes
Plan en main, les trois intervenants ont détaillé les grandes étapes du chantier à venir. Le projet se déploiera en quatre tronçons successifs, adaptés aux spécificités du terrain et aux inventaires floristiques et faunistiques de Chrysalide.


En amont, des opérations permettront de retrouver la pente naturelle à la fois en creusant ponctuellement un nouveau lit mais aussi par une recharge alluviale, pour stopper l’incision régressive du lit, ce phénomène d’érosion progressive qui, en aval, menace la route départementale. Le ruisseau retrouvera un tracé méandreux à travers le bois voisin, sur la base des bras anciens encore perceptibles.
Plus bas, un ouvrage permettra de franchir le chemin rural des Marchais, tout en redonnant au lit, aujourd’hui encombré de végétation morte et de dépôts, sa pleine capacité hydraulique. Le troisième tronçon prévoit la réhabilitation d’un ancien fossé, redimensionné pour épouser au plus près la topographie historique, avec suppression ou reconfiguration du passage busé qui dessert la peupleraie. Enfin, le tronçon terminal verra la création d’un lit emboîté, sinueux, dans une bande de quatre mètres de large, apte à contenir les écoulement tant en période de crue qu’en période d’étiage. Les merlons issus de curages successifs seront supprimés, et les embâcles inutiles, retirés.

Ce chantier est doublé d’une restauration écologique de la zone humide attenante, remblayée illégalement ces dernières années. L’étang artificiel, creusé sans autorisation par un propriétaire privé, sera effacé. À sa place, un réseau de mares interconnectées, alimentées par débordement, permettra de restituer progressivement l’eau au milieu naturel.
En restaurant le site et les connexions hydrauliques, le projet créera des conditions favorables à la faune, à commencer par les populations piscicoles. Certaines espèces comme la truite fario ou le chabot y jouent un rôle important ; leur présence signale la bonne santé globale du milieu, et leur maintien profite à l’ensemble du cortège biologique. Les inventaires écologiques menés sur place révèlent par ailleurs des populations significatives de couleuvres vertes et jaunes (des reptiles non venimeux qui peuvent dépasser 150 cm), aigrions et batraciens, que les promeneurs ont pu apercevoir.

Mais ici encore, il faut dissiper un malentendu. Non, la restauration écologique ne signifie pas « interdiction » ou « contrainte ». Le représentant de Chrysalide rappelle avec clarté : « Contrairement à une idée reçue, l’inventorisation et la protection des espèces n’empêchent pas l’activité humaine. On peut toujours s’adapter » (ndlr : sans conséquence financière). Une réponse directe à cette crainte infondée trop souvent entendue dans le département, lors des réunions publiques : « On ne va plus rien pouvoir faire ! » Au contraire : bien pensée, la restauration protège durablement les usages, en réconciliant les intérêts particuliers avec la logique du Vivant.
A.R.
Mise à jour : L’article a été modifié le 2 juin. À la suite d’un échange avec les porteurs du projet, certaines précisions ont été apportées. Contrairement à ce qui était mentionné initialement, aucun seuil de fond ne sera installé : l’objectif est de retrouver la pente naturelle du cours d’eau par un nouveau tracé ponctuel et une recharge alluviale, afin de favoriser une renaturation plus dynamique et respectueuse du milieu. Par ailleurs, le coût du projet, initialement estimé à 110 000 € HT, s’élève désormais à 370 000 € HT.